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L'émergence du sens

un peu de philosophie cognitive...

· IA,Deep learning,Philosophie,Cognition

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée - Descartes, Le Discours de la Méthode, 1637.

Selon le philosophe Hilary Putnam, la signification n’est pas dans la tête, le sens existerait à l'état naturel, l'esprit ne ferait que l'intégrer et non le créer. Tout objet, tout évènement porterait en lui-même du sens dans la mesure où il est le produit des règles universelles de la Nature qui ordonnent objets et causalités. La chute d’une pomme sur le sol a du sens car elle s’explique par les lois de la physique. Sous cet angle, le sens est universel, invariant, préétabli, observable et surtout explicitable par des règles formelles. Cette vision de l'esprit raisonnable s'est épanouie après Descartes dans la lignée des Leibnitz et autres Russel, des philosophes modernes et chez la majorité des cogniticiens tels Jerry Fodor ainsi que chez les linguistes affirmant que la sémantique s’exprime au travers de règles. Elle aboutit au XXème siècle à une conception calculable de l’intelligence et du sens. L'affirmation d’une sémantique universelle et formelle est diablement séduisante, difficile de nier que le monde peut-être décrit par les lois de la Nature et celles de la logique. On ne peut pas nier non plus que cette capacité objective à décrire le réel est la forme de représentation sur laquelle repose notre civilisation. Comment alors ne pas penser que la capacité mentale à réaliser de telles descriptions est la forme la plus élaborée de l’esprit ? C'est sur ce courant de pensée que s'est fondée l'intelligence artificielle. Mais cette vision objective et formelle de la signification a, pour l'instant, échoué à édifier une théorie générale de l’esprit. Où est la faille, d’autres principes sont-ils nécessaires ?

L'intelligence artificielle fournit un exemple des limites des principes formalistes auxquels elle est confrontée depuis ses débuts. Une capacité mentale que l’intelligence artificielle est bien loin de maîtriser est le sens commun ou encore, le bon sens. Cette lacune est identifiée aujourd’hui comme un obstacle majeur au développement des applications de l’intelligence artificielle (1).  

La première hypothèse est qu'il manque au formalisme des facteurs d'émergence indispensables, par exemple la nécessité de résider dans un individu et son incarnation. Il faut une entité sensible et  qui n'a d'autre choix que de décrypter un monde complexe et chaotique sous la contrainte de capacités limitées et de besoins auxquels elle ne peut se soustraire. Le sens nait alors de l'association des perceptions et de l'état des équilibres internes. Le sens est une création sensible et intime directement en relation avec les besoins et la finalité de l'individu. 

En supposant que cette hypothèse soit correcte, qu'apporterait-elle ? Pour répondre à cette question, une seconde hypothèse est nécessaire ; l'esprit construit, dès ses premiers instants, une représentation du monde sensible et signifiante. Cette représentation n'a rien de formel, elle est intuitive. Ces deux hypothèses induisent que la représentation construite au contact de la réalité, comporte nécessairement des éléments communs à tous ceux qui partagent les mêmes circonstances, la même culture, la même éducation. Ainsi se construit le sens commun, cette culture de l'implicite. Cette approche du sens et de la représentation que construisent les humains aussi bien que les animaux évolués, n'exclut pas l'hypothèse formaliste d'un esprit rationnel, elle la complète. La représentation informelle du monde constitue l'esprit intuitif, animal et implicite qui nous est nécessaire pour faire face à une réalité hypercomplexe. Il est non seulement utile mais indispensable. Sans lui les facultés que l'on juge supérieures ; le langage, la pensée formelle, ne peuvent émerger. C'est là qu'intervient une troisième hypothèse. Les concepts sensibles et signifiants qui se forment dans la représentation au contact de la réalité s'associent, par un long apprentissage sensoriel, moteur et social aux symboles que sont les mots, formant le socle du langage, lui-même à l’origine de la pensée formelle. 

Ces trois hypothèses aboutissent à une vision duale de l'esprit mais, contrairement au dualisme cartésien qui oppose la pureté de l’esprit aux vils esprits animaux, l'esprit sensible,signifiant, intuitif que nous partageons avec le monde animal est le fondement nécessaire à la superstructure du langage et de la pensée formelle. Les règles formelles, universelles, neutres chères aux cartésiens, cogniticiens, linguistes, rationalistes, cartésiens et autres métaphysiciens peuvent alors se déployer donnant naissance aux constructions les plus sophistiquées de l’esprit. 

Vincent Bérenger, janvier 2021 (mise à jour du 31 août 2021) 

(1) « L’un des défis identifiés par les chercheurs en intelligence artificielle est de reproduire le sens commun », Yann LeCun, conférence USI 5 juillet 2018 à 31’16’’